Il y a quelques mois l’envie d’écrire est revenue à moi comme un instinct trop longtemps étouffé. D’abord quelques notes éparses, des émotions posées sur le papier.
Puis, sans prévenir, ces fragments ont pris vie, se tissant en courtes nouvelles, en instants du quotidien figés autrement, à travers mes mots.
Peindre et écrire se mêlent. L’un nourrit l’autre, et inversement. Mes émotions s’incarnent dans ces deux langages, et ce que racontent mes tableaux devient une évidence à travers l’écriture.
LONGITUDES, LATITUDES et LASSITUDES
Une cartographie du couple.
Ils se connaissent par cœur.
Le corps de l’un est le terrain de l’autre.
Cartographie connue sur le bout des doigts.
Tracée au fil des nuits passées côte à côte, des réveils emboîtés, des souffles qui se calent sans même y penser.
Toujours du même côté du lit.
Toujours la même pression du bras sur l’épaule avant de sombrer.
Des habitudes devenues des évidences, presque des lois naturelles.
Elle pourrait le dessiner les yeux fermés :
La manière dont il s’enroule dans la couette et laisse un pied dépasser.
Le froncement de sourcils quand il dort.
Son bras chaud qui finit toujours par s’échouer sur elle avec douceur.
Lui, il sait déjà ce qu’elle va dire avant qu’elle ne s’endorme.
Ce soupir précis quand elle s’allonge.
Ces soubresauts avant de sombrer dans le sommeil.
Et puis il y a la peau.
Celle qui, à peine effleurée au début, réagissait avec vertiges.
Comme ce matin où il avait retrouvé une constellation au creux de ses reins.
La Grande Ourse, dessinée là. Il n’avait pas résisté. Il avait voulu la suivre, du bout des lèvres, relier chaque point. Et elle s’était cambrée, surprise, frissonnante.
Maintenant, plus besoin d’explorer. Chaque détour a déjà été emprunté, chaque relief parcouru. Ils connaissent déjà leur chemin.
Tout est déjà expérimenté, tracé, encré dans leurs peaux.
Ils ne se découvrent plus. Ils se pratiquent. Depuis plus de vingt ans.
Et c’est là le vrai défi. Pas seulement dans le lit !
Parce que connaître par cœur, c’est parfois oublier de regarder, d’écouter.
Plus de vertige du premier frisson, seulement la certitude du lendemain.
Ils connaissent leurs longitudes et latitudes de mémoire, tracées à force d’habitude.
Ils agissent sans avoir besoin de se consulter. Qui descend les poubelles, qui répare la fuite, qui vide le lave-vaisselle, qui prépare le café chaque matin comme l’autre l’aime. Ils font même leurs courses en mode passes de rugby des produits qui atterrissent direct dans le caddie.
Mais c’est aussi un menu quotidien où il répète en boucle la même chose, où elle finit ses phrases quand il veut juste finir tout seul sa pensée, où il s’accroche à la poignée si c’est elle qui conduit, où elle met systématiquement une heure à se préparer avant un dîner, où il laisse encore ses chaussettes traîner juste devant le panier à linge, où elle veut absolument remettre en ordre tout l’appartement après une soirée avec des amis, où il commence une dispute en parlant d’elle à la troisième personne …
Relief acéré. Pente glissante. Érosion lente.
A force de tout savoir de l’autre, on pourrait croire qu’ils ont atteint la saturation. Qu’ils ont tiré toutes les cartes du jeu. Qu’ils se sont forcément épuisés, é-cœurés dans le sens d’avoir perdu ce qui faisait battre leur cœur.
Et pourtant…
Ils sont toujours là, enlacés, emboîtés dans leur mécanique imparfaite mais précise. Parce que l’amour, ce n’est pas le mystère, c’est la répétition. Un battement à l’unisson.
Sa main qu’elle serre pour le réveiller doucement le matin. La couette qu’il remet systématiquement le soir sur son épaule pour ne pas qu’elle ait froid.
C’est rester, malgré l’usure, malgré l’envie de tout envoyer balader parfois ou de chercher ce frisson contre une peau inexplorée.
Aimer c’est tout savoir, tout anticiper, et rester là, malgré tout.
Et si la vraie folie, ce n’était pas l’inconnu,
mais d’aimer quelqu’un qu’on connaît déjà trop ?